"Quand les mouettes ont pied" de Pierre De GRANDI (CH)

3. avr., 2018

«Le conditionnel, un temps à procrastiner»

« Viens ici, tu devrais … » - « Pourquoi ne m’écoutes-tu pas ? Je te l’avais dit pourtant que tu aurais dû… » - « Aahhhh si j’avais su, j’aurais … » - « Arrêtes de procrastiner à la fin !! »

Combien de fois avez-vous dit, pensé ou voulu dire : « Oui, oui, je le ferai demain ! »

À petite ou grande échelle, tôt ou tard, nous repoussons. Certains excellent en la matière, d’autres l’utilisent à bonne escient et se font plus discrets.

Pierre De Grandi a décidé d’écrire son nouveau roman sur la procrastination. Comme à son habitude, il utilise un vocabulaire adapté, clair et harmonieux. Le truffant de dialogues, le saupoudrant de termes populaires, il met en scène la vie de George Elorac, jeune adulte de 18 ans, cadet d’une famille de trois enfants.

Georges a pour seule préoccupation journalière, après avoir passé son bac par concession pour ses parents, celle d’alimenter son blog sous le pseudonyme de « Gaibazar ». Convaincu que choisir une voie professionnelle « c’est dépenser l’énergie de renoncer », il préfère s’abstenir. Comme il le dit : « (…) y’en a qui n’ont pas rencontré leur propre existence, leur destinée les ignore encore. »

Alors, il se contente de palabre-réflexions en lignes, avec ses amis comme Nuisettenoire ou Fucktheword, postant ainsi tout un ensemble d’élucubrations sur leur quotidien et la vie en générale.

Cependant, hors de ce monde virtuel, George sait qu’un voile brumeux plane sur l’ensemble de sa famille depuis des années. Il semblerait qu’ils aient tous choisi de prendre le chemin de la « fuite », y compris ses parents. Mais pour quelle raison ? Certains espèrent tant bien que mal faire disparaître les « corps flottants » de leur vue quotidienne, recherchant l’illumination. Pour d’autres, telle la vase d’un étang que l’on ne voudrait surtout pas faire remonter, ils vivent dans une bulle de temporisation, permettant ainsi aux non-dits de reposer en paix.

Grâce à des procédés bien élaborés, l’auteur nous guide au gré des chapitres dans une série de métamorphoses successives. Narrateur omniscient dans la vie de George, nous basculons acteurs dans celle de sa famille. Dès lors, plongés au cœur de leurs tourments, nous découvrons les strates de leur vie.

Extrait du journal de Julien, novice dans un couvent franciscain (second enfant) : 

« Il est exact que j’ai décidé de m’extraire de la gangue terne engluant ma famille, où la lumière du vivre ensemble s’était voilée, assombrie parfois jusqu’au gris le plus froid par les réserves des uns ou des autres, par un mélange de non-dits et de préjugés, par des silences et de tacites je-n’en-pense-pas-moins-mais-il-est-inutile-que-j’essaie-de-le-dire. J’ai souhaité me mettre en pleine lumière pour mieux identifier les ombres de chacun : la mienne, puis celles de mes parents aussi hyperactifs qu’absents ou plutôt artificiellement présents, celle plus mince de ma sœur que je connais mieux, et le contour encore si flou de celle de mon petit frère. Alors j’ai choisi une lumière transcendante, je veux dire venue d’ailleurs, plus forte que la grisaille immanente de la famille. J’ai voulu une lumière monochrome, blanche, pour contenir toutes les autres : la lumière de Dieu. » - p. 60

Alors de combien de temps disposons-nous avant qu’il ne soit trop tard ?

Pierre de Grandi a choisi pour titre la première partie d’un dicton breton qu’il avait entendu. Je cite : « Quand les mouettes ont pied, il est temps de virer. » Autrement dit, aucun marin assez fou maintiendrait le même cap, s’il voit devant lui les mouettes avoir pied.

Et pourtant !! Nous refusons parfois de voir l’évidence, convaincus d’avoir de bonnes raisons de retarder le temps t. Cependant, passer ce « point de non-retour », ne sera-t-il pas trop tard ?  Ne finirons-nous pas « … échoué, avec le cadavre d’un secret éventré » ?

Dans cet ouvrage, Pierre De Grandi démontre les dommages collatéraux que nos choix peuvent avoir sur autrui, les conséquences sur notre propre existence, le temps qui avance, nous emprisonne, dans une voie autocratique que jamais nous n’aurions choisie si d’aventure, nous avions su où cela nous mènerait. Mais les bonnes « excuses » existent-elles dans la procrastination ?

Ci-dessous, un extrait d’une discussion aux soins palliatifs où Madeleine, la mère de Georges, est infirmière. Se tuant à la tâche journalièrement comme cherchant l’expiation, son travail constitue sa bulle.

(Patient) « (…) Non Madeleine… pas de la mort… c’est de ma mort que je parle… La mienne… Je m’en approche. Par moment… je crois l’atteindre… ou l’attendre ? Toutes ses nuits…

Je sais qu’elle ne viendra pas me prendre…c’est moi qui la rejoindrais… je m’y coulerai comme dans son lit… avec une sorte de contentement étonné…un apaisement dans l’indifférence enfin apprivoisée… »

(Madeleine) Je l’admire !! Ça, c’est ce que je lui dis… En fait, il m’agace, ce vieux ! Non, il me terrifie ! Jamais je ne pourrai mourir comme lui. Il faudrait…

J’y pense à chaque instant… c’est ma prison ! – p. 42

Si nous faisons le choix de remettre au lendemain nos obligations, sommes-nous prêts à en assumer l’entier des conséquences ? Sommes-nous conscients de l’effet vicieux que pourrait engendrer nos actes sur autrui ? Parce qu’un jour viendra où « Le héron choisit son poisson », et « quand le masque de la vérité se lève » n’est-il pas trop tard pour avoir des regrets ?

Jean-Antoine Petit-Senne, écrivain et poète suisse du 18e a dit : « Entre un passé qu'il regrette et un avenir qu'il espère, l'homme est comme entre deux chaises, le présent par terre. »

Alors pour éviter cela, ne faut-il pas volontairement nous borner à agir plutôt que de rester bornés ?

A la fin de ce roman, Pierre De Grandi m’a laissée une fois de plus, comme dirait l’expression populaire, « le cul entre deux chaises ». J'oscille entre une histoire contemporaine ordinaire m'éveillant peu d'émotions et paradoxalement le plaisir d'avoir "place nette" pour réflexionner sur la procrastination.

Alors si tout comme-moi vous aimez méditer, par cette "simplicité", l'auteur vous cède la place, en vous donnant libre cours à l’expression de vos pensées. Sans fioriture, il vous permet d'aller « au-delà » de la toile, laissant croître l’arborescence de vos réflexions et faisant ainsi écho à votre propre existence.

Quant à la procrastination et à notre infini capacité a juger autrui, je laisse à qui le souhaite, méditer sur ce proverbe :

« Le sage et le lâche ont en commun l’art de la fuite. Bien prétentieux celui qui se permet de les juger. » - « Les âmes croisées », roman de Pierre Bottero, auteur français (1964-2009).

L’auteur

Fils du peintre Italo De Grandi, médecin-chirurgien, professeur à la Faculté de Médecine et de Biologie de l'Université de Lausanne, Pierre De Grandi dirige le département de Gynécologie-Obstétrique et assume la fonction de Directeur médical du CHUV. Dès sa retraite, il rejoint la planiète de l'écriture et publie YXSOS ou le songe d'Eve et Le tour du quartier en 2015 aux Editions Plaisir de Lire.

Pour plus d’informations sur ses publications

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"Fragments" de Olivier CHAPUIS (CH)

5. mai, 2017

 « Multiples cépages aux fragrances fragmentées »

Et si un recueil de nouvelles se dégustait tel un bon vin ? À petites gorgées régulières, pouvant être parfois...

Moelleux et onctueux telle la douceur d’une caresse,
Apre et austère, vous faisant grincer des dents, frissonner,
Subtile et velouté, donnant à vos lèvres une irrésistible envie d’y plonger à nouveau.

Laissez-moi vous faire découvrir le recueil d’Olivier Chapuis sous le couvert d’une dégustation vigneronne. Ne vous battez pas, il y en aura pour tous les goûts !

Ayant plutôt l'art de vivre d'une flaconneuse que la formation d'ampélologue, c’est avec toute humilité que je me lance dans cet exercice atypique. Gardant « verre en main », que je m’en vais vous partager l’appréciation d’une dégustation faite avec parcimonie.

Dans cette œuvre, vous pourrez déguster neuf « cépages », tous communément appelés Fragments. La « multiplication végétative » n’a pas été mise en avant, démarquée avant tout par des classes spécifiques telles que Surréaliste, Freudien ou Amour. On peut noter des similitudes dans l’ensemble de ces familles. « Aimables, charmeuses et parfois nerveuses ». Elles ont donné à ma lecture une sensation agréable et plaisante, marquée par moment d’un coup de fouet, révélateur d’un réveil soudain.

C’est donc avec plaisir que je m’en vais de ce pas vous décrire mes ressentis pour chacune des familles de fragrances.

Surréalistes

Des arômes plutôt « secs » et « loyaux » sont à découvrir
Les mots expriment l’énoncé, mais parfois âprement

Freudiennes

« Plats » mais « charpentés »
Les mots manquent de saveur, sembles tristes. Néanmoins, la constitution reste belle et l’équilibre présent.

Amours

« Friands » mais peu « soyeux », « séveux »
Autrement dit, une écriture agréable à découvrir mais marquée à regret par un manque de finesse, de charme est d’élégance à mon goût.

Intimes

« Vifs » mais « maigres »
D’une thématique assez « Noire », elles sèchent émotionnellement.
D’un corps absent, elles ont rendu stériles mes émois, dommage.

Morts

« Astringents » et « racés »
Vos muqueuses asséchées n’empêcheront pas l’odeur typique de la
mort sonner tel un Glas dans vos cornets nasaux. Quelle imagination, cet auteur !

Quotidiennes

« Plats » et « suaves »
Voilà un vocabulaire de qualité malgré un ennui infiltré
sournoisement. Peu friantes les quotidiennes.

Lettrées

« Canailles » et « Gouleyants »
Leurs arômes jeunes, drôles et frais glisseront agréablement dans
votre gosier ! De quoi agrémenter avec joyeuseté votre soirée entre
amis.

Hallucinogènes

« Francs » et « Pleins »
Des mots entiers, des histoires complètes, sans faux semblants.
Voilà des notes qui ne seront pas à l’origine de vos hallucinations
éthyliques.

Sociétés

« Rustiques », oui c’est ça… « rustiques »
Ce cépage de mots se révèle dans sa sincérité et sa simplicité
malgré quelques lourdeurs par moment.

Au travers de tous ces arômes, je me suis retrouvée titillée dans des goûts plutôt inhabituels pour moi. Tirant la grimace ou me lovant dans le plaisir de lire des notes, d'une fragrance nouvelle, je constate que ces cépages ouvrent de multiples portes.

Alors bien que la couleur "Noir" cerise me corresponde moins, je pense qu'une fois de plus, le subjectif est l'essence même des fragrances. Je vous encourage donc à y goûter, peut-être y découvrirez-vous les saveurs que vous recherchez.

 

L’auteur

Né au siècle passé, un dimanche de Pâques, Olivier Chapuis triture et malaxe les mots pour en extraire un jus qu’il espère goûteux. Le désir d’écrire, il l’éprouve enfant déjà, lorsqu’il se met à écrire d’absurdes histoires de planètes inconnues peuplées d’êtres hybrides forcément hargneux. Plus tard, il se contente de la terre et de ses habitants, souvent hybrides et parfois hargneux, mais source intarissable d’inspiration.

Bibliographie

Fragments, recueil de nouvelles version papier, Les Éditions de Londres, 2016

Nage Libre, roman, Encre Fraîche, 2016

Le Parc, roman, BSN Press, 2015.

Insoumission, roman numérique, Les Éditions de Londres, 2015.

Fragments, recueil de nouvelles numérique, Les Éditions de Londres, 2013.

Extrait audio sur Youtube « Au Naturel » - de « Fragments » : Vidéothèque

copyright : M.F. Schorro 

"Le Tour du quartier" de Pierre DE GRANDI (CH)

4. janv., 2017

« Quand l’animal est le reflet de l’artiste, mythe ? Allégorie ? Réalité ? »

J’ai rencontré Pierre De Grandi lors d’une journée ensoleillée de l’été 2016. Dans le merveilleux jardin botanique de Lausanne, il participait avec d’autres auteurs à la journée annuelle organisée par La Maison Éclose. En tant que bénévole, je lui étais « attitrée » pour servir à ses auditeurs de doucereux cocktails, durant un temps de lecture intime sur le thème de « la gourmandise ». Lors d’un moment d’accalmie, j’ai eu le plaisir de m’asseoir face à lui et de l’écouter me raconter sa nouvelle, écrite pour l’occasion.

Ses mots délicats, subtils, tintaient à mes oreilles. Leurs saveurs m’emmenaient dans un rêve gourmand, me prenant par la main pour éviter l’égarement. C’est donc avec une certaine fébrilité que j’ai lu « Le tour du quartier », sa dernière œuvre sortie en 2011.

Vous découvrirez dans ce roman une histoire scindée en deux parties bien distinctes. P. De Grandi a su développer un trait d’originalité en restant l’acteur principal de « deux » récits identiques, changeant de peau au gré de son rôle. Dans la première partie, il nous raconte sous un procédé monologue, l’actualité d’un chien domestiqué, surnommé plus tard « la Truffe ». D’apparence « normale », il le révèle habité d’un esprit plus humain qu’animal. Ses désirs canins, ses souhaits, ses pensées vont parfois bien au-delà d’un instinct ancestral.

« En chemin, je musarde un peu ; je m’attarde et me plais à trottiner le long du rivage. De temps à autre, je concède un écart pour éviter l’avant-garde des vagues les plus vigoureuses.

[…] La Surface de la mer n’est que le visage mouvant qu’elle offre au ciel et au vent, ne laissant en rien présumer de son monde intérieur, de la vie dans ses profondeurs. Immatérielle comme son reflet, la surface de l’eau est pourtant une barrière infranchissable, tant pour le regard d’un chien sur la plage que pour tous les poissons qui ne savent rien de la neige ou des étoiles, ni même des vagues et des pinèdes, pas plus que de la rapidité du léopard, de la douceur du miel, de la complicité des chiens et des hommes, ou du sourire de Chérie (sa maîtresse). Même un type comme Albert (son partenaire) est pour eux inimaginable, » – p. 137 et 138

Voilà un extrait parmi d’autres que je chéris tout particulièrement. En fermant les yeux, sa figuration douce et mélodieuse du bord de mer suffit à me transporter là où mon esprit vagabonde. Mais le voyage est de courte durée, à regret. Car dans l’ensemble, ce premier récit reste trop ordinaire, manquant de mordant si j’ose l’expression. Seule la fantaisie du chien « intelligent » y amène un certain relief.

Dans la seconde partie, l’auteur échange sa peau de canidé contre celle d’un homme. Gardant un procédé partiellement identique, y ajoutant quelques dialogues et des poèmes fleurissant ça et là, il raconte la vie de Barth, un écrivain renommé, épuisé par le joug de sa notoriété, dont le seul souhait est « de trouver le sésame qui le fera sortir de sa chrysalide ».

« […] Toute cette agitation me séparait de mon environnement coutumier et nourricier. Le temps me manquait. L’oisiveté me fuyait. La contemplation m’échappait. La perte de ces repères dressait une sorte de mur autour de moi. […] » - p. 183

« Imperceptiblement, il continua à élever son assise circulaire. Comme un igloo. Au fur et à mesure qu’il constituait sa voûte, ma portion de ciel se réduisait comme peau de chagrin. Elle finit par disparaître, […] » - p. 184

Pour ma plus grande joie, cette nouvelle vision du récit révèle la plume sensible entendue quelques mois auparavant. Cette histoire, qui n’a pourtant rien de grandiloquent, atteint une certaine profondeur à travers la personne de Barth. Sans personnification, on peut ainsi se projeter et se sentir concerné par la situation de cet homme.

J’admets l’hypothèse que mon esprit à tendance cartésienne, ne se soit pas retrouvé dans la première partie. Parce qu’au-delà de ça, c’est un roman agréable à lire, d’un langage adapté, simple, clair, précis, formant des phrases bien construites, agrémentées avec parcimonie d’un vocabulaire plus élaboré. Si mon avis sur ce roman est mitigé, et que je porte une réelle préférence au récit de Barth, je ne serais pas étonnée que des esprits plus libres, dotés d’un organe arborescent, s’y retrouvent avec aisance et plaisir dans celui de « La Truffe ».

L’auteur

Originaire de Zell, dans le canton de Zurich, Pierre De Grandi est né à Vevey en 1941. C’est à Lausanne qu’il obtient son diplôme de médecine en 1966 puis son doctorat en 1970. Médecin-chirurgien, enseignant et scientifique, il a terminé sa carrière en 2007 en tant que Chef du Département de gynécologie-obstétrique, Directeur médical du Centre Hospitalier Universitaire vaudois et Professeur à la Faculté de Médecine de Lausanne. Fils de peintre et homme d’une très grande culture, il est passionné de musique et préside l’Association vaudoise des amis de l’Orchestre de la Suisse romande. Il est l’auteur de nombreux livres et articles scientifiques mais YXSOS ou Le Songe d'Eve est son premier roman publié.

Pour le commander ou pour plus d’informations sur ses publications

http://www.plaisirdelire.ch/de-grandi-pierre/p-de-grandi-le-tour-du-quartier

"Le bâtiment de pierre" de Asli ERDOGAN (TR)

20. déc., 2016

« Se suffisant à lui-même, il n’a de beauté que son pareil »

On pourrait imaginer que critiquer ce livre serait présomptueux tant il regorge de puissance et de force mais au contraire, je crois que c’est un honneur de pouvoir en parler librement dans un pays où le despotisme n’a pas encore pris racine. Dans cette oeuvre, l'auteure y a inscrit ceci : « Si l’on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau... » - p. 9. Qu'il en soit ainsi, ici.

À lui tout seul, ce livre m'a transportée dans « L’aube d’un jour nouveau ». Il m'a transpercée de sa lumière, rendant à mes yeux la vérité sur « Le bâtiment de pierre ».

« En cheminant dans les méandres désertes du bâtiment de pierre, au long des couloirs secrets enfouis dans une pénombre bleutée, en franchissant des portes qui s’ouvrent et se referment promptement, sans retour possible, comme des tourniquets, tu atteins le cœur du labyrinthe. Un cœur vaste, bien réel, dur comme un coup de poing... » - p. 53

Des phrases, dont la profondeur est telle, qu’elles m’ont plongée inconsciemment dans un gouffre. Dans cette œuvre, toutes formes prennent vie. J’ai lu un mot, un paragraphe, un chapitre et j’y ai découvert « leur VIE », d’un phrasé bouleversant, puissant, ineffable ! Ces mots, choisis avec justesse par le passé, ont raisonné en moi comme l’écho, présent d’une décadence turque. À mon insu, ils ont cheminé jusqu’à mon cœur. Sans crier gare, ils l’ont traversé de part en part jusqu'à atteindre les tréfonds de mon âme et là, me faire sombrer...

J’ai levé mes yeux et j’ai réalisé alors que mes larmes coulaient. La souffrance que j’ai ressentie provenait d’un puits de tristesse insondable. Mes pensées se sont envolées, mon esprit a rejoint Asli et ses compagnons « d’infortune », réalisant soudainement que leurs chaînes devenaient miennes. Un souffle de révolte s’est alors levé en moi, criant à l’ignominie, à l’injustice ! Il m’était inconcevable d’imaginer que des êtres humains pouvaient vivre cela et encore moins l’auteure de ces mots !

L'oppression, la répression, la maltraitance, la tristesse, l’abandon, la solitude ! Cette œuvre est un cri actuel qui jaillit des entrailles du passé. Nul n’aurait pu prédire que ce livre, édité en 2009, « décrirait » les affres quotidiennes des intellectuels turcs soumis à l’autocratie du président Recep T. Erdogan ! L’auteure y dénonce la maltraitance des prisonniers en Turquie, les souffrances physiques et psychiques supportées, les séquelles indélébiles d’une vie dans « Le bâtiment de pierre ». Le protagoniste « A. », refléterait-il la face cachée de chacun d’entre eux, ou d’entre elles ? …

Sans n’avoir jamais cessé d’élever sa voix pour la liberté de son peuple...gardant foi au droit fondamental de la liberté d’expression... Le 16 août dernier, Asli Erdogan a été enfermée ainsi qu’env. 200 autres intellectuels – je dirais « ostracisés » ! - à la prison de Bakirköy à Istanbul. Ils sont accusés de terrorisme ou de conseillers et conseillères de journaux Pro-Kurde alors qu’au fond, ils n’ont fait que dénoncer le soulèvement d’un gouvernement radical et dictatorial !

Je sais d’avance que mes mots n’auront jamais assez de poids pour vous décrire avec exactitude la force de cette œuvre et l’ampleur qu’elle a pris par l’actualité de cette fin d’année. L’action lancée par l'association La Maison Eclose et soutenue par Amnesty International intitulée « Lire pour qu’elle soit libre », m’a permis de découvrir cette romancière, cette journaliste et de m’engager auprès d’elle, d’eux, dans un esprit de solidarité en prêtant ma voix, comme tant d'autres. Asli Erdogan est à jamais inscrite dans ma mémoire comme une femme dévouée et consacrée aux droits de l’Homme et à la liberté des médias dans son pays.

D’un langage recherché, raffiné et poétique, cette œuvre est colossale ! Mélangeant les figures de style et les procédés littéraires, pas une seule fois les mots sont inappropriés ou semblent impropres. Les strates sont maîtrisées à la perfection, permettant ainsi au lecteur d’aborder cette lecture dans un niveau qui lui convient afin d’en tirer « l’essence-ciel ».

Tourner les pages de ce livre, c'est déployer les ailes de cet ange nommé « A. » en lui donnant VIE une fois de plus...

« A. n’a jamais pu terminer son histoire, les cercles de l’enfer sont plus sinueux que la vie de l’homme... Tandis que les jours passaient, que les saisons se succédaient, il a tracé dans l’orbite du bâtiment de pierre des cercles qui, tour à tour, s’élargissaient et se rétrécissaient. Il a marché, marché, marché sans relâche, jusqu’à tomber sur les dalles, épuisé de fatigue. Sur les chemins de la vie et les rivages de la mort. Il est resté, tel un rouleau de parchemin froissé, devant les ports qu’il n’a jamais été autorisé à franchir, tout tremblant de froid, dans la boue et les traces d’urine...Il a raconté... » - p. 19

L'auteure

Aslı Erdoğan et née le 8 mars 1967 en Turquie. Romancière et journaliste, elle milite depuis des années pour les droits de l'Homme, ceux à l'enseignement du peuple Kurde et la création d'un parti politique légal.

Le 17 août 2016, après la tentative de coup d'Etat du PKK, elle a été emprisonnée avec ses collaborateurs du journal Özgür Günden, à la prison de Bakirköy d'Istanbul, après avoir été accusée d'appartenir à une organisation terroriste. Non violente mais élevant sa voix pour dénoncer la libérté publique et politique non respectée, elle a écrit une première missive intitulée "Lettre grave et nécessaire", publiée sur son blog (lien via Blogs des auteurs) quelques jours avant son arrestation.

En récompense à sa lutte pour la paix et la liberté de la presse dans des conditions difficiles, le PEN Club de Suède lui a décerné le prix Tucholsky en 2016.

Aujourd'hui encore emprisonnée, elle est soutenue par une multitude d'associations et de personnes (auteurs, journalistes, lecteurs, libraires, etc...). En suisse, l'association La Maison Eclose a mis en place, avec le soutient d'Amnesty International, une action solidaire durant ce mois de décembre intitulée "Lire pour qu'elle soit libre". Vous y trouverez toutes les informations via Associations et www.amnesty.ch.

Bibliographie

Le Mandarin miraculeux (Mucizevi Mandarin), 1996.

La Ville dont la cape est rouge (Kırmızı Pelerinli Kent), 1998.

Les Oiseaux de bois (Tahta Kuşlar), traduit en 9 langues, traduction française par Jean Descat, Actes Sud, 2009.

Je t'interpelle dans la nuit (Gecede Sana Sesleniyorum) traduction française par Esin Soysal-Dauvergne, Verdier/Meet, 2009.

Le Bâtiment de pierre (Taş Bina ve Diğerleri), traduction française par Jean Descat, Actes Sud, 2013.

Extraits de ses textes via Vidéothèque

"Le liseur du 6h27" de Jean-Paul DIDIERLAURENT (FR)

5. déc., 2016

« Une histoire touchante et pittoresque enrobée d’une écriture mélodieuse et élégante »

Dès les premières lignes, l’auteur a su m’attendrir avec les aventures de Guylain Vignolles. Trente-six ans, ayant pour confident un poisson rouge nommé « Rouget de Lisle », il est employé dans une usine où sévit « La Chose ». Pour se rendre au travail, du lundi au vendredi, il emprunte la rame du RER de 06h27. Là, assis sur son strapontin, il tient entre ses mains « les peaux vives », rescapées des bras du monstre lors du génocide de la veille. Toutes séparées de leur tranchefile, vouées à ne plus jamais être lues, Guylain leur offre une ultime chance d’être entendues, d’être « délivrées de leurs mots ». Ce travail il ne l’aime pas, pas plus que d’actionner le bras-levier qui met en route cette marche destructrice.

« La Chose [...] Ne jamais la nommer, c’était là l’ultime rempart qu’il était parvenu à ériger entre elle et lui pour ne pas définitivement lui vendre son âme. » - p. 23

Ces temps de lecture sont pour lui comme salvateurs d’une vie aussi inexistante que stérile. Malchanceux dès sa naissance, il est né sous le fardeau d’une « contrepèterie assassine » que l’alliage de son prénom et de son nom accusait. Le « Vilain Guignolle » n’a eu d’autres choix que de se faire oublier. Devenir invisible était là l’unique façon de ne plus subir les moqueries.

Mais avec le temps,  il réussit à gagner le respect des voyageurs, celui qu’on destine aux « doux dingues ». Commençant à entrevoir de nouvelles amitiés grâce à Monique et Josette, fidèles auditrices itinérantes, il vit à leur côté un samedi d’une intense richesse comme jamais il ne l’a ressenti, se sentant plus que jamais vivant ! Mais aussi immuable que s’élève la clarté de l’aube chaque matin, le métronome de la vie n’arrête pas sa danse. Les jours continuent de défiler, d’une monotonie désespérante, égaux les uns aux autres, jusqu’à ce matin-là...

« Toujours est-il qu’en ce petit matin frisquet de mars, elle jaillit du strapontin tandis qu’il basculait l’assise. Une petite chose de plastique à peine plus grosse qu’un domino et qui rebondit sur le sol du wagon avant de s’immobiliser entre ses pieds. Il pensa d’abord à un briquet avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une clé USB. Une anodine clé USB de couleur grenat. Il la ramassa, la tourna entre ses doigts sans trop savoir qu’en faire avant de la glisser dans la poche de sa veste. La lecture des peaux vives qui s’ensuivit fut des plus machinale, tant son esprit était accaparé par ce concentré de mémoire qui reposait dans le fond de sa poche. » - p. 105

Que va-t-il arriver à Guylain ? Que va-t-il trouver sur cette clé ?

Lue avec plaisir, voilà une aventure divertissante et attachante qui vous attend ! Grâce à un auteur omniscient, elle est soutenue tout du long. D’une houle délicate, il nous fait naviguer dans un français doux, concis, clair, vivant sans jamais se perdre dans du superflu. Il mélange les procédés narratifs et descriptifs avec une intrigue maintenue, interpelante, suffisante, nous gardant en haleine jusqu'à la fin.

En arrière-plan, l’œuvre nous entraîne dans une réflexion à tangente humaniste, en regard de l’homme et de ses valeurs, de la vie. Comme le poids qu’un nom peu avoir dans la vie, celui de la violence des mots faits à autrui ou la souffrance d’un homme forcé à l’exil pour survivre. En contraste, elle nous rappelle la valeur d’une main amicale, des paroles bienveillantes, l’adage qui dit qu’après la pluie vient le beau temps. Reste le plus saisissant, la fragilité de la vie et l’impact de nos choix.

(Sur le quai du RER) « [...] les deux pieds posés sur la ligne blanche qui délimitait la zone à ne pas franchir au risque de tomber sur la voie. [...] il la piétinait comme pour se fondre en elle, bien conscient qu’il ne s’agissait là que d’un sursis illusoire, que le seul moyen de fuir la barbarie qui l’attendait là-bas, derrière l’horizon, aurait été de quitter cette ligne [...]

[...] Oui, il aurait suffi de renoncer, tout simplement, de retrouver ce lit et de se lover dans l’empreinte encore tiède que son corps avait laissée pendant la nuit. Dormir pour fuir. Mais au final, le jeune homme se résignait toujours à rester [...] » – p. 13

Persévérance, résignation, courage. D’un pas, chaque matin, il monte dans cette rame. Imaginez ce qui aurait pu se passer s’il avait un jour tourné les talons. Une destinée angoissante avec à sa porte, cette sensation de menace sur une existence à fleur de peau...

Par quelques illustrations sur la vie et les pensées de Guylain, l’auteur nous permet de mieux le connaître, de marcher à ses côtés. Les dialogues parcimonieux et disposés avec justesse sont enrobés d’un narration cadencée avec harmonie. Cela lui confère une trame dynamique et agréable à lire. On y trouve aussi des passages désopilants tels que « Les trois grandes catégories des bruits aux vécés » ou le « speed-dating, avec le classement en sept points ressemblant au palais des horreurs ». Des moments qui se lisent goulûment et qui ajoutent à ce livre, une première œuvre des plus sympathiques !

L’auteur

Jean-Paul Didierlaurent est romancier et nouvelliste. Après des études à Nancy, il a travaillé à Paris avant de retourner vivre dans les Vosges. Il a découvert le monde de la nouvelle en 1997 avec un premier concours, avant de remporter de nombreux prix : prix de la ville de Nanterre en 2004 et 2005, prix de la Communauté française de Belgique en 2005 et de la Libre Belgique en 2006, prix de la Nouvelle gourmande de Périgueux en 2008. Il a vu ses nouvelles publiées dans les recueils Corrida de muettes, Arequipa et Le frère de Pérez avant de remporter le prix Hemingway 2010 avec Brume et le prix Hemingway 2012 avec sa nouvelle Mosquito. Son premier roman, le liseur du 6h27 (2014), édité au Diable Vauvert, connaît un succès aussi fulgurant.